Des débuts complexes
Cette convergence de vues entre les deux pays survient à une époque de tensions accrues en mer de Chine méridionale, générées par une affirmation marquée de ses intérêts par la Chine et son utilisation d’un ensemble toujours croissant de moyens de confrontation asymétrique (déni d’accès, guerre hybride, techniques de la zone grise). Cela a entraîné une série d’incidents dangereux autour de plusieurs éléments maritimes revendiqués par les Philippines – Scarborough Shoal, Second Thomas Shoal, Whitsun Reef, Iroquois Reef et Sabina Shoal –, ainsi qu’à l’intérieur et sur le pourtour de la zone économique exclusive du Vietnam, près de Triton Island (à l’est de Da Nang) et dans le zone de Vanguard Bank (au sud du pays).
Malgré cette menace commune, les Philippines et le Vietnam n’ont pas toujours été sur la même ligne concernant la situation en mer de Chine méridionale, où leurs propres différends maritimes et territoriaux en suspens ont entravé la coopération maritime pendant de nombreuses années. Ce fut un sujet de tension après la normalisation en 1976, peu après la prise de contrôle surprise par Saigon (à l’époque du Sud-Vietnam) de Southwest Cay dans les îles Spratleys l’année précédente. Cela a contribué à inciter le président Ferdinand E. Marcos, le père de l’actuel dirigeant philippin, à publier un décret présidentiel en 1978 (intitulé « PD 1596 »), établissant officiellement les revendications des Philippines sur les îles Spratleys.
Il convient également de ne pas oublier qu’entre 1964 et 1969, le même président Marcos Sr avait soutenu les États-Unis dans le cadre de la guerre du Vietnam, et déployé dans le pays, aux côtés d’autres alliés (Thailande, Corée du Sud, Taïwan, Australie et Nouvelle Zélande), près de 10 500 soldats dont les activités concernaient principalement l’aide médicale ainsi que des projets d’aide aux populations, au sein du « Philippine Civic Action Group-Vietnam » (ou PHILCAG-V).
Ce décret a en tout cas marqué le début d’une course entre Manille et Hanoï pour établir le contrôle d’un maximum d’éléments maritimes dans l’archipel des Spratleys. La même année, les Philippines ont pris possession de Lankiam Cay, Commodore Reef, Loaita Cay, Loaita Island et Northeast Cay, tandis que le Vietnam a pris le contrôle d’Amboyna Cay, Central London Reef, Grierson Reef et Pearson Reef.
En dépit de ces frictions, les Philippines et le Vietnam ont vu leurs intérêts converger progressivement, tous deux étant confrontés à un défi maritime plus sérieux de la part de la Chine, qui a émis de vastes revendications sur la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale.
Finalement, les deux pays ont trouvé des moyens de normaliser leurs relations bilatérales, notamment après le retrait des forces vietnamiennes du Cambodge en 1989, la fin du conflit frontalier avec la Chine (1979-1991) et l’adhésion du Vietnam à l’Asean en 1995.
Un développement progressif des liens bilatéraux
Depuis 2010, les deux pays ont multiplié les échanges sur les questions d’intérêt commun. Le format le plus médiatique consiste en la multiplication des visites officielles impliquant chefs d’État, premiers ministres, dirigeants des Assemblées nationales, législateurs, officiers et experts.
De manière plus pratique, l’approfondissement des liens a été structuré par le Plan d’action Philippines-Vietnam (2011-2016), qui comprenait un protocole d’accord pour établir une ligne téléphonique directe entre les garde-côtes philippins et la police maritime vietnamienne, ainsi qu’un protocole d’accord pour renforcer la coopération mutuelle et le partage d’informations entre les deux marines. Peu de temps après, les deux pays ont adopté une procédure opérationnelle standard pour les patrouilles conjointes (2012) et ont signé deux accords techniques importants aux côtés de l’ensemble de l’Asean : le Code pour les rencontres imprévues en mer (CUES) lors du symposium naval du Pacifique occidental de 2014, et les lignes directrices pour les rencontres maritimes (basées sur le règlement COLREG de l’Organisation maritime internationale) lors de la réunion des chefs de la marine de l’Asean (2017).
Les deux pays ont également engagé en 2014 une série de mesures visant à renforcer la confiance, telles que des matchs de football et de volley-ball joués dans des îles contrôlées par le Vietnam ou les Philippines dans les Spratleys (« diplomatie du football ») ; les déclarations de soutien de Hanoï à Manille à l’occasion de l’arbitrage de la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye en 2016 ; ainsi qu’un accord de pêche bilatéral. C’est notamment grâce aux dispositions contenues dans ce dernier accord que les garde-côtes vietnamiens ont, en 2019, sauvé 20 pêcheurs philippins perdus en mer qui étaient passés par-dessus bord après que leur navire ait été éperonné par un navire chinois, ce qui a également amélioré l’image publique du Vietnam aux Philippines.
Les Philippines et le Vietnam ont par ailleurs signé un partenariat stratégique en 2015, établi des lignes d’assistance téléphonique dédiées pour permettre une communication permanente et transparente entre leurs pêcheries respectives (2015) et les garde-côtes (2024) ; organisé des échanges de personnel à personnel et organisé l’escale de deux destroyers vietnamiens (Dinh Tien Hoang et Ly Thai De) à Manille en 2014, tandis qu’un accord de recherche scientifique marine était relancé entre les deux pays (2021).
Une alternative au code de conduite Asean-Chine ?
Les détails sont encore vagues concernant les perspectives d’un code de conduite minilatéral, mais l’annonce répétée d’un accord entre la Malaisie, les Philippines et le Vietnam a suscité une grande attention. Néanmoins, un tel accord, s’il devait être conclu, aurait du sens à la lumière des graves problèmes maritimes rencontrés par les deux pays face à un voisin chinois de plus en plus agressif.
Selon le projet China Power (CSIS), le Vietnam et les Philippines ont ainsi subi de plein fouet la guerre hybride et les techniques de la zone grise mises en place par Pékin (manipulation du droit international, déploiement d’une milice maritime, occupation de récifs et d’atolls, éperonnage de navires, etc.).
Les deux pays ont de bonnes raisons de douter des perspectives d’un code de conduite Asean-Chine, après deux décennies d’interminables négociations. Les pourparlers restent dans l’impasse en raison du refus de la Chine d’inclure dans l’accord le récif de Scarborough, revendiqué par les Philippines, comme l’archipel des Paracels, revendiqué par le Vietnam, car elle contrôle déjà les deux. De plus, la question de savoir si l’accord doit être ou non contraignant légalement semble insoluble.
Le président Marcos Jr. a exprimé la frustration de son pays face à cette absence de progrès, alors que les incidents désormais réguliers, à Scarborough Shoal comme à Second Thomas Shoal, en plus de la présence régulière et illégale – et des dommages environnementaux causés par la milice maritime chinoise (il s’agit de chalutiers disposant d’équipages composés de réservistes de l’armée et équipés de différents matériels afin de mener des missions de soutien à la marine et à la garde-côtes chinoise) à Iroquois Reef, Whitsun Reef et Sabina Shoal – pourraient bien inciter les deux pays à approfondir les pourparlers bilatéraux et minilatéraux.
Il faut dire que Manille avait déjà tenté en vain de négocier un code de conduite bilatéral avec la Chine dès 1982. Il n’est donc pas étonnant que le président Marcos ait qualifié le Vietnam de « seul partenaire stratégique de Manille en Asie du Sud-Est » et la coopération maritime entre les deux pays de « pierre angulaire de la relation bilatérale ».
Sur le plan technique, un code de conduite bilatéral entre Manille et Hanoï existe déjà, compte tenu du nombre de mémorandums, d’accords techniques, de coopération entre agences maritimes et des différentes lignes directes désormais en place. Une touche supplémentaire a récemment été ajoutée lorsque les deux pays ont indiqué leur désir de publier une version mise à jour des cartes de leurs zones maritimes, y compris de leurs zones économiques exclusives et de leurs plateaux continentaux, à la grande fureur de Pékin. Seule une couche politique semble manquer pour pouvoir l’appeler en fait un code de conduite.
Deux stratégies très complémentaires
Il semble évident que les Philippines et le Vietnam ont des stratégies complémentaires pour renforcer leurs moyens de sécurité maritime. Manille a récemment investi des ressources dans le renforcement de sa capacité de déni de zone (missiles Brahmos, radars aériens et navals) ainsi que de navires plus nombreux et plus gros, tandis que Hanoï s’est lancé dans un programme à grande échelle et controversé de modernisation et d’expansion de tous les éléments maritimes sous le contrôle du Vietnam en mer de Chine méridionale, soit neuf îles, îlots et bancs de sable et quatre hauts fonds ou récifs à marée basse qu’il a déjà commencé à poldériser depuis 2021.
Le Vietnam et les Philippines ont tous deux connu la mainmise de la Chine sur leurs territoires nationaux. Le Vietnam a perdu l’archipel des Paracels ainsi que plusieurs éléments maritimes après des batailles aussi humiliantes que sanglantes (dans l’archipel des Paracels en 1974 et à Johnson South Reef dans les Spratleys en 1988).
Les pertes de Manille, bien qu’elles aient eu lieu sans effusion de sang, n’ont pas été moins humiliantes : la Chine s’est d’abord emparée de Mischief Reef en 1994, qu’elle a ensuite transformée en une base militaire majeure, en plein milieu de la zone économique exclusive des Philippines, dès 2014. Humiliation supplémentaire, Pékin utilise désormais cette même base pour faciliter son blocus de l’avant-poste philippin assiégé constitué par le BRP Sierra Madre, échoué à Second Thomas Shoal. La saisie par la Chine en 2012 des importantes zones de pêche des Philippines à Scarborough Shoal contribue également à expliquer le sentiment d’urgence de Manille.
Pour toutes ces raisons, il semble que les relations bilatérales entre les Philippines et le Vietnam sont en bonne voie de devenir un partenariat durable et mutuellement bénéfique – un processus que Pékin, pour sa part, devrait rendre aussi difficile que possible.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.