Les cours et interventions que Florian Forestier dispense à l'ICP s'inscrivent dans le champ de la
phénoménologie psychiatrique. A partir de certaines situations liées à l’autisme, il s’intéresse à la question du sens commun, c’est-à-dire à ce qui permet d’exister, d’agir, d’interagir de manière préréflexive au sein d’un monde social humain, et à ce qu'il appelle les désajustements de celui-ci.
Il nous décrit
les 3 piliers de ses enseignements et les acquis auxquels ils préparent.
Qu'est-ce que la phénoménologie et pourquoi faire appel à elle ?
La phénoménologie est une tradition riche et multiple qui occupe une part prépondérante dans la philosophie du XXIe siècle, mais aussi d’autres disciplines allant des sciences sociales à la psychologie et la psychiatrie. S’il est difficile de la définir dans son entier, certaines manières de penser ou de faire, quelques concepts et un style d’écriture donnent aux auteurs qui s’y réfèrent un certain air de famille.
La phénoménologie prétend revenir aux choses mêmes en les questionnant à partir de la façon dont elles se montrent ou se phénoménalisent. Dans ce champ, je me suis d’une part intéressé à des questions d’allure fortement théoriques (concernant les fondements de la phénoménologie) qui ont cependant de forts effets sur la pratique de la discipline. Je m’efforce en effet d’aller au-delà (ou en deçà) de l’idée de la corrélation d’objets apparaissant et d’une conscience, pour pénétrer l’épaisseur de l’expérience, sa structure et sa texture. Comment, au plus profond, temporalité et spatialité traversent-elles notre expérience ? Je m’intéresse ainsi à la part affective et imaginative de l'expérience ou s'esquisse un rapport au réel, sans que celui-ci soit encore stabilisé.
Acquis : s'approprier une perspective philosophique comme méthode expérientielle et réflexive. Gagner plus de plasticité, de granularité, de richesse dans la façon de considérer l'expérience.
Phénoménologie et psychiatrie : transformer la façon d'appréhender le "normal" et le "pathologique"
Cela me conduit assez naturellement à m’intéresser à la proximité forte entre la phénoménologie et les interrogations ayant traversé la psychiatrie au début du XXe siècle. Celle-ci relève-t-elle de la médecine ? Qu'est-ce qu'un phénomène psychiatrique et qu’est-ce que le « comprendre » ? Cette question suscita des débats nombreux dont Kraepelin, Jaspers, Binswanger, Freud, et bien d’autres furent les protagonistes, dont nombreux s’inspirent de la phénoménologie.
Pour ma part, m’appuyant sur les travaux d’auteurs comme Marc Richir, je m’efforce surtout de déplacer l’opposition entre une expérience normale et une expérience pathologique, pour tenter de comprendre les différences à partir des excès et déséquilibres intrinsèques à toute expérience. L'expérience ordinaire et quotidienne n'est pas assurée d'elle-même, ancrée dans une perception stable, et relève d'un équilibre souvent précaire entre excès affectif et excès imaginatif, un rapport au monde incertain. Les phénomènes psychiatriques peuvent ainsi aussi être considérés à partir de dosages, d’équilibres ou de déséquilibres de paramètres et de tensions traversant toute expérience ; ils
« témoignent de ce qu'il y a d'irréductible dans l'homme » et « ce n'est que sur le fond des structures humaines communes [...] que nous pouvons comprendre l'autre, malade ou sain » (Maldiney).
Acquis : connaissances historiques et épistémologiques sur la psychiatrie, ses méthodes, ses classifications ; changement de regard sur le normal et le pathologique ; ne plus voir en l'autre une altérité incompréhensible.
L'autisme et mon cas personnel : savoir expérientiel et exercice de la phénoménologie
Plus personnellement, je suis moi-même diagnostiqué TSA (Trouble du Spectre de l'Autisme) depuis 2007, et mon intérêt pour la question de l’autisme est donc d’une certaine façon difficile à démêler, philosophique, biographique voire « identitaire ». Ce diagnostic a des effets sur ma propre pratique de la phénoménologie. Je fais en quelque sorte de mon diagnostic l’occasion d’une réflexion en retour par laquelle
j’interroge ce que ma pratique de la philosophie et de la phénoménologie révèle en quelque sorte « de l’intérieur » sur l’expérience incarnée de la différence, et son expression dans la pensée. Il s’agit en d’autres termes, de l’élaboration d’un savoir expérientiel singulier, appuyé sur une expérience personnelle, une conceptualité existante mais transformée, et un travail littéraire sur l’expression.
Je me sers alors de cette expérience pour réexaminer la question – ancienne en phénoménologie psychiatrique - du
sens commun et de son altération en prenant quelques distances avec certains travaux classiques, en particulier de Blankenbourg. Tout le problème de ce concept est son extrême généralité, au point que sa seule altération pensable renvoie à des cas graves de schizophrénie, souvent pris dans leur phase aigüe. Or, tout l’enjeu est de comprendre comment le sens commun peut trembler sans que toute l’expérience s’effondre ; c’est après tout la situation à laquelle les personnes concernées par une condition psychiatrique ont à « faire » le plus souvent dans leur vie quotidienne. Pour mieux la pénétrer, l’expérience de l’autisme est un guide intéressant. Elle semble en effet perturber certains mécanismes et certes formes de contextualité, de mobilisation fine de connaissances tacites. Pour expliciter ces perturbations, il me semble utile d’aller au-delà des références phénoménologiques stricto sensu et de se référer à des travaux de sociologues, en particulier basées sur la théorie bourdieusienne des habitus. Celle-ci considère en effet le sens comment à partir de la situation sociale, en y incorporant de nombreux aspects (corporels, gestuels, langagiers) sur lesquels l’autisme est précisément connu pour agir.
Les questions posées par l’autisme à la phénoménologie psychiatrique me semblent enfin d’un grand intérêt pour la guider vers plus de subtilité quant à sa façon de déployer la problématique du sujet et de la subjectivité. L’autisme conduit en particulier selon moi à démanteler la subjectivité considérée comme incarnée et le corps propre comme forme concrète du sujet opérant. Dans l’autisme, selon moi l’ « opérativité subjective » qu’est le corps est à la fois fragilisée et pluralisée. Par sa nature singulière, par la façon dont il brouille le corps et sa sollicitation, l’autisme vibre en quelque sorte comme un inconstructible actif, un virtuel, une énergie cherchant sa ligne de fuite.
Acquis : à travers le cas de l'autisme, avoir un regard plus fin sur ce que peut être une altération du sens commun : avoir une meilleure compréhension de l’expérience subjective des personnes autistes, et à travers leur cas, des façons dont certaines conditions psychiatriques transforment la prise qu’une personne peut avoir sur elle-même, son agentivité.
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