La neutralité à l'épreuve de la guerre |
Sophie Enos-Attali
« Une politique de non-alignement militaire parallèlement à un engagement politique actif dans les forums mondiaux continuera à poser des défis aux gouvernements et diplomates irlandais ». C’est par ces termes que la professeure de science politique Louise Richardson conclut le rapport qu’elle a remis au premier ministre Leo Varadkar le 10 octobre 2023 à l’issue du Forum consultatif sur la politique de sécurité internationale. Ses propos résument assez bien le sentiment dominant dans plusieurs pays européens restés neutres depuis le début de la guerre en Ukraine.
Actuellement, six pays du continent européen se présentent encore comme des États neutres : l’Autriche, l’Irlande, Malte, la Moldavie, la Serbie et la Suisse. Ce faisant, ils s’engagent à demeurer, en toutes circonstances, militairement à l’écart de toute guerre interétatique et, dans cette perspective, à n’adhérer à aucune alliance militaire et à assurer seuls leur défense (voir notre chapitre « Neutralité » issu de l’ouvrage collectif
Dictionnaire de la guerre et de la paix).
Toutefois, l’Autriche, l’Irlande et la Suisse s’interrogent sur la pertinence de leur posture de neutralité au regard de la guerre en Ukraine. D’autant que, moins de trois mois après l’agression russe du 24 février 2022, la Finlande et la Suède, qui inscrivaient leur politique de sécurité dans une tradition de neutralité depuis des décennies, se sont portées candidates à l’adhésion à l’OTAN.
Les débats qui ont cours à Vienne, à Dublin et à Berne témoignent d’un attachement profond à la neutralité, dont aucun des trois pays n’envisage pour l’heure de se départir. Dans le même temps, ils mettent en évidence la difficulté de demeurer neutre en période de conflit.
La neutralité militaire, une posture assumée vis-à-vis de la guerre en Ukraine
Devenues neutres à des périodes et dans des circonstances différentes, l’Autriche, l’Irlande et la Suisse ont, dans le passé, chacune fait de leur neutralité un instrument de leur politique étrangère et de sécurité. Puis, à la fin de la guerre froide, elles ont assoupli leur posture en prenant une part active à la Politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne, ainsi qu’au Partenariat pour la paix de l’OTAN. Pour autant, elles n’ont jamais remis en cause leur neutralité, une position renforcée par la guerre en Ukraine.
Ainsi, après le 24 février 2022, prenant le contre-pied de leurs homologues d’Europe du Nord, les exécutifs autrichien, irlandais et helvétique ont rappelé avec vigueur l’ancrage de la politique de sécurité de leur pays dans la neutralité. Bien que cette posture fasse l’objet de nombreuses critiques, de la part d’experts en sécurité, d’universitaires, de journalistes, s’exprimant par voie de tribunes dans la presse ou, dans le cas autrichien, à travers deux lettres ouvertes adressées au gouvernement, elle est approuvée par une large majorité de la population, que ce soit en Suisse, en Irlande ou en Autriche.
L’Autriche cultive sa neutralité (Euronews, 13 octobre 2022).
D’une part, au-delà de l’ancrage de la neutralité dans leur identité nationale, les Autrichiens, les Irlandais et les Suisses ont le sentiment que leur pays, à la différence de la Finlande et de la Suède, est à une distance suffisante de la Russie et de l’épicentre du conflit russo-ukrainien pour ne pas être en danger. L’Autriche, l’Irlande et la Suisse n’ont d’ailleurs pas fait l’objet de manœuvres d’intimidation comparables à celles qu’ont subies la Finlande et la Suède après l’invasion de la Crimée en 2014, à l’exception de la présence de navires russes dans les eaux irlandaises en avril 2023.
Alors que les Finlandais et les Suédois ont accueilli très favorablement les candidatures à l’OTAN déposées par leurs gouvernements respectifs, les opinions publiques autrichienne, irlandaise et suisse voient plutôt dans une éventuelle adhésion à une alliance militaire le risque, pour leur pays, de se trouver entraîné dans une guerre ; certains redoutent aussi qu’une fois membre de l’OTAN, leur diplomatie ne soit plus en mesure d’agir activement en faveur de la paix.
D’autre part, la référence à la neutralité dans le contexte de la guerre en Ukraine a été d’autant mieux acceptée que les dirigeants autrichiens, irlandais et suisses ont insisté sur le caractère strictement militaire de cette posture, soulignant qu’au regard du droit international, un État neutre ne peut pas apporter d’aide militaire à un belligérant – fût-il en situation de légitime défense face à une agression armée –, mais n’est pas pour autant tenu d’être politiquement impartial.
L’Autriche, l’Irlande et la Suisse ont d’ailleurs condamné sans ambiguïté la Russie, à l’encontre de laquelle elles ont toutes trois appliqué les sanctions décidées par l’Union européenne – y compris la Confédération helvétique, qui n’est pourtant pas membre de l’UE.
Cependant, dans la pratique, la ligne d’équilibre entre neutralité militaire et soutien politique à l’Ukraine n’est pas aisée à tenir.
Être neutre vis-à-vis de la guerre en Ukraine, un délicat exercice d’équilibriste
Très régulièrement, les responsables autrichiens, irlandais et suisses doivent arbitrer sur ce qui est autorisé ou pas dans le cadre de la neutralité.
Ainsi, Vienne, qui en avril 2022 argué de sa neutralité pour refuser que Volodymyr Zelensky s’adresse au Parlement, est finalement revenue sur sa décision un an plus tard. Non sans susciter la colère des députés du parti nationaliste FPÖ et d’une majorité des députés socio-démocrates, qui ont boycotté l’intervention du président ukrainien, notamment au nom de la neutralité.
Si l’envoi à Kiev d’argent, de biens de première nécessité, de carburant et même de casques ne pose pas de problème, d’autres formes d’aide sont plus ou moins controversées selon les pays. D’un côté, Dublin a décidé d’aider l’Ukraine à déminer son territoire sans que cela ne fasse débat et Berne, après quelques discussions, a fait de même. De l’autre, la volonté du président autrichien Alexander Van der Bellen de contribuer au déminage d’espaces civils ukrainiens s’est heurtée à l’opposition du Parti conservateur ÖVP, principal membre de la coalition au pouvoir, qui y a vu un risque d’atteinte à la neutralité compte tenu de l’impossibilité de « distinguer le déminage civil du militaire ».
Par ailleurs, les élus suisses sont divisés au sujet du devenir de leur matériel de guerre : compte tenu de la neutralité, peuvent-ils autoriser un pays tiers à livrer à l’Ukraine en guerre des munitions achetées à la Suisse ? Est-il possible, sans mettre à mal la capacité de défense suisse, de céder des chars à des pays tiers pour les aider à remplacer ceux qu’ils ont donnés à l’Ukraine ?
Guerre en Ukraine : Les cinq jours qui ont changé la neutralité suisse (Temps Présent).
Quant à l’Irlande, son gouvernement, après avoir beaucoup communiqué sur le caractère strictement humanitaire de l’aide à l’Ukraine, a discrètement décidé de mandater des soldats pour qu’ils forment les forces ukrainiennes au maniement de certaines armes, ce qui a donné lieu à plusieurs critiques.
Au-delà de ces débats, qui témoignent de la difficulté de fixer les limites d’une politique de neutralité en période de conflit, l’Irlande, l’Autriche et la Suisse doivent composer avec les insuffisances de leur politique de défense : en ne consacrant à leurs dépenses de défense respectivement 232$ (0,2 % du PIB), 400$ (0,8 % du PIB) et 700$ (0,8 %) par habitant, elles ne sont pas réellement en capacité de se défendre seules et ainsi d’assurer le respect, par les États tiers, de leur neutralité.
Des débats sur la neutralité en perspective, mais pas d’abandon
Si la guerre en Ukraine place les pays neutres d’Europe dans une position inconfortable, ni l’Autriche, ni l’Irlande ni la Suisse ne paraissent prêtes à renoncer à leur statut d’État neutre. En témoignent la communication du ministère suisse des Affaires étrangères, les réactions à la consultation publique organisée par le gouvernement irlandais cet été, le débat ouvert par le FPÖ au Parlement autrichien ou encore l’appel récent de personnalités autrichiennes en faveur d’une « neutralité engagée » et d’une « politique active de paix ».
Dans ce contexte, les chantages turc et hongrois pour ratifier l’adhésion de la Suède à l’OTAN malgré des avancées sensibles et les dommages inexpliqués survenus sur des installations sous-marines reliant respectivement la Finlande et la Suède à l’Estonie sont peu propices à une évolution des opinions les plus hostiles à l’abandon de la neutralité. `
À ce stade, une adaptation du concept de neutralité en Autriche, en Irlande et en Suisse paraît donc plus probable qu’un abandon pur et simple sur le modèle des deux Nordiques.
Cet article est une version actualisée d’une étude publiée par Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 71, adapté ici après avoir reçu l’autorisation du directeur de la publication.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.