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Comment décrypter la situation en Argentine ?

Tandis que beaucoup d’économistes célèbrent la baisse de l’inflation dans le cadre de l’objectif de déficit zéro du président argentin Javier Milei, le pays entre en récession économique. Eclairage sur la situation sociale et économique du pays avec Maricel Rodriguez Blanco, sociologue et enseignante à l'ICP.

Situation sociale et économique en Argentine Freepik

Le revers de la médaille

« Tout ce qui doit être privatisé sera privatisé. Si les entreprises ne voient pas d’intérêt à investir sur quelque chose, c’est que cette chose n’a pas d’intérêt », avait exprimé Javier Milei en décembre 2023. Rien d’étonnant au regard de cette vision du salut par le marché que Milei se félicite de l’ampleur de son plan d’austérité, de la maitrise de l’inflation et de la reprise de l’activité et s’auto-définisse futur Nobel de l’économie. Dans le même temps, il continue de renforcer une extrême-droite globale à travers une tournée mondiale fondée sur des mises en scène médiatiques empruntées aux rocks stars. Or, une telle success story contraste bien évidemment avec la réalité de l’Argentine aujourd’hui, à savoir celle d’un pays qui entre en récession économique sous l’effet des politiques d’austérité drastiques que le Président a mises en place depuis son arrivée au pouvoir.

L’activité économique du secteur industriel qui avait déjà diminuée de 10% poursuit sa chute au mois de mai. L’activité manufacturière est en baisse de 13,7%, tout comme le secteur de la construction (de 19,7%). La conséquence étant pour ce dernier secteur que plusieurs travaux d’envergure sont actuellement à l’arrêt (aqueduc, autoroutes, travaux contre les inondations, etc.). Ces chiffres s’expliquent notamment par un investissement public de l’État qui est le plus faible de l’histoire du pays et a abouti à plus de 100 000 licenciements. S’agissant de la baisse de l’inflation, elle ne peut pas se comprendre sans tenir compte de la brutale contraction de la consommation privée mais aussi de la rétractation très nette de l’économie, comme le montre le niveau actuel du PIB qui a perdu 5,1% au cours du premier semestre de l'année 2024, selon les données de l’INDEC (Instituto Nacional de Estadística y Censos).

En dépit d’une réalité économique synonyme de précarité pour le plus grand nombre, Javier Milei compte toujours sur la croyance d’un socle de sympathisants, même si l’on est loin du 60% qui avait voté pour lui. À cet égard, les résultats des derniers sondages menés par la politiste Ana Paola Zuban (Red de Politologas) en sont la preuve. Parmi les personnes interrogées, l’image positive du président reste plus ou moins stable depuis février, à savoir autour de 44 %. Si 32 % des sondés pensent qu’il faut démanteler l’État, la majorité n’est pas d’accord. 64% de ceux qui affirment avoir voté Javier Milei « pour punir à la caste politique », mais dans le même temps, 70% pensent que « nous payons tous l'ajustement » et 65% ne sont pas d'accord avec l'affirmation selon laquelle « les salaires ont commencé à battre l'inflation ». Enfin, il sont 41% à dire qu' « ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts et ne parviennent pas à finir le mois ». (Source : Zuban, Córdoba y Asociados, rapport de juin 2024).
 

En finir avec l’État

Tronçonneuse à la main, Javier Milei s’est appuyé sur la montée en force d’une vague néo-conservatrice depuis les années 2000 pour amputer l’Etat du côté de sa main gauche et fragiliser de nombreuses franges de la population (travailleurs, retraités, femmes, LGBTQIA+…). Les pensions et les aides sociales ont été gelées. En seulement six mois de gouvernement, le Président a fait disparaître plusieurs ministères dont celui des Femmes, du Genre et de la Diversité. Ce qui met en péril les politiques en matière de droits des femmes grâce auxquelles depuis 2009 le taux de féminicides avait pu être réduit, même s’il faut préciser que ce taux continue d’être très élevé avec 232 femmes victimes en 2021 de féminicides selon les données du Bureau des femmes de la Cour suprême de justice de la nation. De manière générale, l’arrivée au pouvoir de Javier Milei s’est donc d’ores et déjà traduite en Argentine par un net recul des droits sociaux, humains et des libertés.

En outre, son gouvernement a lourdement contribué à l’augmentation du chômage et de la pauvreté en licenciant des dizaines de milliers de travailleurs publics et privés. Aujourd’hui, en Argentine, la pauvreté touche 55,5% de la population, encore plus qu’en 2002 pendant la période de crise, et le chômage a atteint les 7,7% entre janvier et mars 2024 alors qu’il était à 5,7% lors du dernier trimestre de 2023. Le taux de chômage double pour certaines catégories de la population comme les jeunes de moins de 29 ans. Parmi les conséquences de cette hausse du chômage, il y a par exemple le fait d’aggraver la situation de millions de familles qui ont dû s’endetter pour pouvoir se nourrir. Une autre conséquence bien connue est celle d’accroître le nombre de travailleurs informels et de mettre les jeunes et les salariés sous pression sur le marché du travail. Les conditions de licenciement dans le secteur public s’avèrent pour le moins brutales. Au retour des vacances de Pâques, 15 000 employés de l’État se sont ainsi vus refuser l’accès à leur lieu de travail et ont appris à cette occasion que leur contrat n’était pas renouvelé. Et le 27 juin, jour où l’on fête l’employé public, 50 000 de plus risquent de subir le même sort. En seulement six mois, à cause des politiques d’austérité, les retraités ont, quant à eux, perdu 40% de leur pouvoir d’achat et les travailleurs autour de 20%. Après la dévaluation du peso argentin décidée en novembre dernier, la diminution des salaires et du pouvoir d’achat est la plus forte que l’Argentine ait connue sur les dix dernières années.

Dans ce contexte de récession, le gouvernement a aussi interrompu la distribution de biens pour les cantines populaires en privant des aides de l’État les organisations de la société civile qui fournissent cette aide aux personnes en situation de vulnérabilité. Ces organisations sont par ailleurs aujourd’hui poursuivies en justice, stigmatisées et/ou laissées sans financement par les pouvoirs publics. Autrement dit, la société civile est menacée et, de ce fait, la démocratie elle-même. Tandis que des millions d’Argentins voient leur pouvoir d’achat se réduire mois après mois et de façon la plus vertigineuse en 25 ans, il n’y a pas un jour qui passe sans que Javier Milei célèbre avec exubérance son plan à la tronçonneuse. Enfin, dans le bras de fer qui l’oppose aux gouverneurs et, notamment, à celui de la province de Buenos Aires Axel Kicillof, Milei a décidé de privilégier ses intérêts individuels économiques et politiciens plutôt que ceux de millions de citoyens et citoyennes.
 

Un tournant autoritaire

La restauration idéologique chez Javier Milei et ses partisans a été d’autant plus violente que des mouvements populaires et féministes de grande ampleur en faveur de l’égalité et de l’universalisation des droits s’étaient consolidés depuis 2015 avec le Mouvement Ni Una Menos. Ces mouvements sont allés sur le devant de la scène et ont ouvert de nouveaux fronts à la fois en Argentine et en Amérique latine. Il faut également inscrire cette réaction des secteurs à l’extrême droite de l’échiquier politique incarnée par Milei comme une lutte contre les droits des minorités de toute sorte, contre les droits des peuples autochtones, contre la protection de l’environnement, contre les mesures jugées trop restrictives en matière de « libertés » pendant la pandémie. Les droits sociaux et les droits humains sont ainsi ciblés dans son discours comme les privilèges de la « caste », terme fourre-tout qui, s’il renvoie vaguement à ceux qui vivraient de l’Etat sans travailler, désigne en réalité tous ceux qui sont contre lui.

 
Publié le 27 juin 2024 Mis à jour le 28 juin 2024

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